L’actuaire, acteur clé de la transition climatique
La profession est appelée à jouer un rôle majeur dans l’évaluation et la gestion des risques liés au climat. Avec la mobilisation croissante des associations actuarielles à l’échelle internationale, elle ne devrait pas tarder à en faire l’une de ses préoccupations prioritaires.
Le 12 mai 2017, au Royaume-Uni, une alerte inédite parvient aux membres de l’Institute and Faculty of Actuaries (IFoA). Signée de leur président, Colin Wilson, celle-ci enjoint « tous les actuaires, quelle que soit leur spécialité, à examiner les risques liés au changement climatique et à communiquer clairement la façon dont ils les intègrent à leurs calculs, analyses et conseils ». Ainsi, poursuit la note, « il existe un consensus croissant sur le fait que les problèmes environnementaux, en particulier dus au changement climatique, constituent un risque que les actuaires doivent prendre en compte dans leur travail, comme le font déjà les secteurs de l’assurance générale et de l’investissement ».
Au cours de la dernière décennie, à l’échelle internationale, les associations actuarielles ont peu à peu pris la mesure de leur rôle. Tarification et évaluation des couvertures d’assurance, projection des pertes, modélisation des risques de mortalité et de morbidité, évolution vers des placements et des actifs moins exposés à la raréfaction des ressources naturelles… Pour faire face au risque physique – associé à la fréquence et à l’intensité des événements météorologiques extrêmes – tout comme au risque de transition – qui sous-tend des ajustements de l’organisation du système économique et du modèle d’affaires des entreprises – les actuaires sont appelés à adapter leurs hypothèses pour fournir les conseils appropriés en termes de financement, d’investissement et de conception des projets. « Le changement climatique n’est pas un cygne noir, et les actuaires du monde entier sont conscients depuis de nombreuses années de l’importance du phénomène. Mais les pays de la planète tardent à prendre conscience de la gravité de ce défi, et la profession actuarielle en partage une partie de la responsabilité », alertait ainsi Yves Guérard, ancien secrétaire général de l’Association actuarielle internationale (AAI), en avril 2018, dans un article de la Society of Actuaries (SoA).
Passer du rôle de spectateur à celui d’acteur
Pour stimuler l’échange et la connaissance, dès 2009, des comités dédiés aux risques climatiques émergent dans les différentes associations actuarielles (voir encadré p. 44). « Désormais, presque tous les instituts du monde disposent d’un programme de recherche et de réflexion, ou sont en passe d’en créer un, observe Rebecca Owen, actuaire américaine consultante dans la recherche sur la santé publique à la Society of Actuaries. Mais cela ne veut pas dire que tous les actuaires sont impliqués dans ces programmes. Les conférences, les rapports et les alertes se multiplient, et ils sont plus nombreux à examiner les impacts sur leurs secteurs. Reste que leurs modélisations dans les domaines de l’assurance-vie, des régimes de retraite et de la santé ne font toujours pas partie des pratiques courantes. » Malgré une meilleure diffusion des connaissances et une sensibilisation croissante, une partie de la profession doute encore de la pertinence d’intégrer le risque climatique. « Beaucoup d’actuaires le considèrent comme un sujet à part, et non comme une problématique transversale », regrette Paul Meins, actuaire britannique et vice-président du Resource Environment Working Group (REWG) de l’Institute and Faculty of Actuaries (IFoA).
Les motifs de l’inaction
Les raisons de l’inertie sont nombreuses. Le rapport « Climate change for actuaries : an introduction », publié par l’IFoA en mars 2019, se livre ainsi à une analyse des freins actuels. « Nous avons une tendance naturelle à nous concentrer sur l’immédiat. Lorsque nous voyons une menace à long terme, nous tardons à remettre en question les modèles d’affaires existants, en nous persuadant que les mesures prises aujourd’hui n’auront d’influence significative que dans de nombreuses années. » Un paradoxe mis en lumière par David Dubois, président de l’Institut des actuaires, actuaire certifié IA : « Certes, notre rôle implique d’avoir une vision à long terme et une culture multirisque. Mais c’est aussi d’accompagner les affaires aujourd’hui », souligne-t-il.
Autre motif relevé : le manque de connaissances scientifiques pointues. « Il ne faut pas oublier que les actuaires, de par leur formation, ont davantage de compétences pour modéliser un risque financier ou de mortalité, et 97 % d’entre eux ne sont pas des chercheurs », explique David Dubois. « Peu d’actuaires lisent des études scientifiques ou y participent, renchérit Rebecca Owen. Pour certains, l’exposition à la question se limite à leurs lectures dans la presse. »
Travailler les données disponibles
Cette difficulté, combinée au manque de données historiques, constituerait ainsi un obstacle à la réalisation de projections précises. « Lorsque nous sommes face à un désastre naturel, comme un ouragan aux États-Unis, il est difficile d’affirmer avec certitude que cet événement particulier résulte du changement climatique. Pour déterminer les tendances, nous avons besoin de nombreuses données, dont nous ne disposons pas toujours », remarque Paul Meins.
Certains actuaires cherchent néanmoins à surmonter cet obstacle. Pour affiner leurs projections, certaines associations actuarielles ont ainsi mis sur pied des équipes pluridisciplinaires incluant des géographes, des météorologues- et des climatologues. En 2016, avec cette approche, les quatre plus grandes associations actuarielles nord-américaines – l’American Academy of Actuaries, la Casualty Actuarial Society, l’Institut Canadien des actuaires et la Society of Actuaries, réunis dans le Climate Index Working Group (CIWG) – ont créé l’indice actuariel climatique (IAC) (voir encadré p. 47) pour informer les actuaires, les décideurs publics et le grand public au sujet des tendances et des conséquences potentielles du changement climatique aux États-Unis et au Canada. Pour le réaliser, les associations ont mandaté Solterra Solutions, une firme de recherche privée canadienne composée de climatologues spécialisés dans l’évaluation des risques du changement climatique. Caterina Lindman, actuaire canadienne retraitée après 35 ans de carrière chez Manulife, a présidé le groupe de travail sur l’indice. Elle explique : « En s’appuyant sur des données scientifiques fournies par des experts, l’objectif était d’inciter les actuaires à une mise à jour continuelle de leurs connaissances pour les aider à enrichir leurs modèles. Et, en premier lieu, de vaincre l’indifférence. »
D’autres, comme Rebecca Owen, qui conseille les assureurs et les prestataires de soins de santé sur les phénomènes naturels extrêmes, font la démarche individuelle de s’entourer d’experts. Pour enrichir ses modèles, elle a ainsi entamé un travail de recherche aux côtés de l’Agence américaine d’observation océanique et atmosphérique (NOAA), rattachée au gouvernement américain. « L’un des axes majeurs de notre collaboration consiste à regarder un événement particulier pour déterminer dans quelle mesure il est attribuable au changement climatique. Nous essayons de chiffrer : est-il lié à 62 %, à 85 % ? », détaille-telle. Des résultats qui lui permettent déjà d’adapter ses conseils. « Nous savons que les épisodes de sécheresse vont se multiplier. Cela induit plus de poussières dans les poumons, une exposition au pollen plus longue, et donc plus de médicaments contre les allergies. Les précipitations plus abondantes occasionneront plus d’accidents de la route. Avec ces données, nous avons pu alerter les assureurs, qui travaillent déjà à la maîtrise de ces effets. » François Bonnin, directeur actuariat, finance et risques Mutavie/Macif et conseiller scientifique de L’Actuariel, confirme que l’écriture de trajectoires quantitatives dans le temps est déjà possible. « Si l’exercice reste complexe dans les compagnies d’assurance-vie, nous pouvons donner une vision prospective à partir des données que nous avons déjà et des perspectives en termes d’évolution des obligations légales. » Les choses bougent dans ce domaine et les anciennes positions, parfois, s’inversent. Lorsque la direction actuariat, finance et risques de son groupe a récemment encouragé le lancement d’un contrat amené à être investi en actifs sur la transition climatique, c’est la direction marketing qui s’est interrogée sur sa pertinence en termes de performance financière. « La réponse est qu’il peut effectivement y avoir moins de gains spéculatifs. Mais, en termes de risques, un tel contrat est susceptible d’être plus résilient à la survenance de “ cygnes noirs ”. C’est là où il s’agit d’une évolution profonde : la dimension climatique doit rencontrer la vocation extrafinancière des entreprises. »
L’opportunité d’intégrer le risque
Pour y parvenir, encore faut-il présenter les opportunités d’une stratégie intégrant le risque climatique. « Dans un avenir pas si éloigné, face au durcissement de la réglementation carbone et au risque de stranded assets, nous savons que l’investissement dans les énergies fossiles n’aura aucun sens. Le rôle de l’actuaire, particulièrement dans les assurances et l’investissement, ne se limite pas à donner l’alerte sur le degré d’exposition d’un secteur. Il est aussi de démontrer les nouvelles possibilités d’investissement et d’affaires qui vont émerger. Et elles sont nombreuses », estime Simon Brimblecombe, responsable des recherches actuarielles de l’Association internationale de la sécurité sociale à Genève. « La transition est possible, poursuit-il. Quand on voit que l’énergie renouvelable est en réalité moins chère que l’énergie produite à partir du charbon, en principe, rien n’empêche le changement. Reste que 100 milliards de subventions par an sont accordées à la première, contre 700 milliards à la seconde. Le véritable combat à mener est systémique : il concerne les idées reçues, les lobbys et la quête de croissance effrénée. »
Quelle responsabilité pour l’actuaire ?
Tarder à fournir des prévisions solides et à donner des conseils adaptés fait peser un risque non seulement sur les secteurs que conseillent les actuaires, mais aussi sur la profession elle-même. Selon Simon Brimblecombe, l’inaction des actuaires pourrait avoir des conséquences plus importantes qu’une perte de réputation. « À l’avenir, notamment aux États-Unis ou en Angleterre, on peut imaginer qu’un actuaire qui n’alerte pas ses clients puisse faire l’objet d’un licenciement ou d’un procès », estime-t-il. Contrairement à la France, où la signature de réserves est dévolue aux commissaires aux comptes, les actuaires britanniques peuvent en avoir la charge. Sous-évaluer les risques encourus par une société est ainsi susceptible d’engager leur responsabilité pénale. En France, David Dubois doute que les actuaires s’exposent à de telles sanctions. Pour l’heure, seul le code de déontologie érigé par l’Institut, qui définit les normes de pratiques actuarielles, encadre leur responsabilité. « Lorsqu’une pratique n’est pas respectée, le sujet peut être remonté en commission de discipline et éventuellement aboutir à une exclusion de l’Institut. Or, aujourd’hui, ni le code ni les normes ne font mention de la prise en compte du risque climatique, précise-t-il. En revanche, si rien ne l’y oblige formellement, l’actuaire doit avoir à l’esprit qu’il est un professionnel du risque dans toute sa dimension. » Et d’insister : « Au-delà de ses compétences mathématiques, son rôle consiste aussi à donner l’alerte sur les risques sociaux. » « La directive Solvabilité II et la réglementation prudentielle des compagnies d’assurances sont les seules approches juridiques existantes, complète François Bonnin. Mais aujourd’hui elles se restreignent au domaine de l’assurance, et il n’est pas du tout question de risque climatique dans ces corpus. » Pourtant, alors que des critères environnementaux et sociaux de gouvernance (ESG) pourraient être intégrés à la directive Solvabilité II lors de sa révision en 2020, la donne est susceptible de changer. « Si la question n’a pas été anticipée à l’écriture de la première version, on peut imaginer une nouvelle interprétation : si un actuaire partage son opinion sur les provisions prudentielles d’un réassureur sans prendre en compte le risque climatique et que les provisions s’avèrent insuffisantes, sa responsabilité civile pourrait éventuellement être engagée. La difficulté sera toutefois de prouver qu’il a, de manière intentionnelle, donné une image faussement favorable des risques », poursuit-il. Dans la perspective de révision de la directive, comme à l’approche du 18e congrès des actuaires, dont le thème est cette année consacré au climat, David Dubois espère accélérer la réflexion au sein de la communauté actuarielle. Pour que naisse, enfin, un sentiment d’urgence.